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jeudi 17 août 2017

L'Esprit de la ruche - El Espíritu de la colmena, Victor Erice (1973)

Espagne, 1940 ; peu après la fin de la guerre civile. Un cinéma itinérant projette Frankenstein dans un petit village perdu du plateau castillan. Les enfants sont fascinés par le monstre et, parmi eux, la petite Ana, 8 ans, se pose mille et une questions sur ce personnage terrifiant. Sa grande sœur, Isabel, a beau lui expliquer que ce n'est qu'un "truc" de cinéma, elle prétend pourtant avoir rencontré l'esprit de Frankenstein rôdant non loin du village.

Premier film de Victor Erice, L’Esprit de la ruche est un des films les plus emblématiques du cinéma espagnol sous l’ère franquiste. Le film sort dans les dernières heures de la dictature (Franco décèdera deux ans après la sortie) mais se confronte à une censure dont l’étau se resserre alors (à la même période Carlos Saura rencontre les pires difficultés avec son brûlot ironique La Cousine Angélique (1974)). Pourtant L’Esprit de la ruche n’a rien d’explicitement politique dans son récit et les thématiques abordées, et évite le sens de la métaphore qui agace tant les autorités dans les films de Carlos Saura. Cependant, ce magnifique récit sur l’enfance se pose sur le fond en équivalent de Du Silence et des ombres de Robert Mulligan (1962) avec la découverte par une petite fille de la réalité du monde violent qui l’entoure. Chez Mulligan il s’agissait de l’Amérique ségrégationniste et pour Victor Erice ce sera l’Espagne rurale et franquiste post guerre civile.

Après des études de cinéma, une carrière de critique et quelques court-métrage, Victor Erice décide de passer à l’étape supérieure avec L’Esprit de la ruche. La démarche est dans un premier temps opportuniste (même si Erice a toujours reconnu son amour du cinéma de genre), le projet initial étant de produire une version espagnole du Frankenstein (1931) de James Whale. Des producteurs sont partants même si durant le processus ils demandent à Erice de réduire drastiquement son budget. A la lecture du ils jettent pourtant l’éponge, le résultat étant loin du film d’épouvante attendu. En cours d’écriture, Victor Erice est tombé en fascination sur la photo de la scène de rencontre entre le monstre et une fillette dans Frankenstein. Cela va l’amener à réorienter son script sur cette notion de croyance et de perte d’innocence rattachée à l’enfance à travers le personnage d’Ana (Ana Torrent). 

Le propos sera à la fois universel et très personnel pour Erice qui lie cette croyance à la découverte du cinéma pour les gens de sa génération pour lesquels l’expérience d’un film en salle était encore un moment exceptionnel et unique. C’est ce sentiment que va éprouver Ana lorsque Frankenstein sera projeté dans son petit village. Erice cerne cet émerveillement tout enfantin en montrant tout d’abord l’effervescence des gamins lorsque le camion contenant les bobines du film arrive en ville, puis en filmant leurs bouilles captivées durant la projection – dont ce moment fondamental de la rencontre de la fillette et de la créature.

Pourtant les facteurs les plus sombres (la mort de la fillette et celle du monstre) ne semblent pas avoir été saisis par Ana qui sollicite une explication de sa sœur Isabel (Isabel Tellería). Celle-ci s’en sort en prétendant que l’esprit de Frankenstein perdure et rode dans une maison autour du village. Dès lors la petite Ana se rend régulièrement sur les lieux dans l’espoir de le voir. Même si la quête part d’un mensonge, la rencontre reste possible car Ana possède encore ce que la plupart ont perdu : la candeur de la croyance. Tous les personnages secondaires sont comme éteints, leurs croyances étant rattachés à vestiges disparus, aux propres comme au figuré. La mère Teresa (Teresa Gimpera) traverse le foyer comme un fantôme, obsédé par un amour parti à la guerre et dont elle ne sait s’il est encore vivant. 

Il en va de même pour le père Fernando (Fernando Fernán Gómez), intellectuel solitaire et survivant du franquisme qui ne trouve refuge que dans sa bibliothèque et sa culture d’abeilles. La mort les hante tous, y compris la grande sœur Isabel qui se livre à des jeux morbides (l’agression du chat, la farce de mauvais goût à Ana, lorsqu’elle saute à travers un feu avec ses amies) mais au final elle agit avec un cynisme et détachement terre à terre d’adulte qui l’éloigne de l’imagination d’Ana.

Victor Erice façonne un récit tout en non-dits et ellipses qui contribuent à façonner une atmosphère étrange où le spectateur comblera les manques par interprétations. La mort n’est pas pour Ana quelque chose d’oppressant mais une source de curiosité, une expérience à vivre (les hypnotiques scènes sur les rails) ou à laquelle se confronter en croisant ces fameux esprits. L’atmosphère flottante et étrange façonne un écrin de plus en plus épuré et abstrait, partagé entre diagonales et symboles dans lesquels se perd la silhouette frêle de la fillette lors des scènes d’intérieurs (les carreaux de vitres dessinant les contours d’un essaim d’abeille, la profondeur de champs des multiples portes de la maison comme une sorte d’espace mental), et totalement dépouillé lors des extérieurs autours de la maison.

La photo de Luis Cuadrado donne un contour paradoxalement très stylisé aux intérieurs notamment dans les nuances de jaunes alors que l’imaginaire des extérieurs est plus cru et réaliste. Le fossé mental qui sépare Ana de son entourage se ressentira dans ces deux cadres : d’abord lorsqu’elle rentre d’une expédition nocturne et qu’Isabel lui demande sans succès où elle était, puis quand elle trouvera son père sur les lieux de ces « rencontres » avec l’esprit. Le sort réservé à ce dernier ouvre brutalement les yeux d’Ana sur la brutalité de son univers.

La croyance en l’imaginaire ne peut se maintenir que dans la fuite. Si Ana ne peut pas encore surmonter la douleur du réel par la fuite physique (mais qui donnera lieu à une fascinante redite de la scène de Frankenstein) elle le peut par celle de l’esprit. La sublime dernière scène nous montre ainsi que les rencontres avec « l’autre » ne dépendent pas d’un lieu, mais de notre capacité à le convoquer par notre candeur intacte. Un des chefs d’œuvre du cinéma espagnol, et celui qui fit de l’envoutante Ana Torrent le symbole de l’enfance tourmentée avec le célèbre Cría cuervos de Carlos Saura (1976) à venir. 

 Sorti en dvd zone 2 français chez Carlotta

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